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Abus de dépendance économique, clauses abusives et pratiques du marché déloyales entre entreprises : premières applications par les Cours et Tribunaux

Près d’un an après l'entrée en vigueur de la loi B2B du 4 avril 2019, faisons le point sur la manière dont nos juridictions en ont fait pour la première fois fait application pou ce qui concerne l’interdiction d’abus de dépendance économique et les pratiques commerciales trompeuses et agressives.

La loi du 4 avril 2019 modifiant le code de droit économique en ce qui concerne les abus de dépendance économique, les clauses abusives et les pratiques du marché déloyales entre entreprises[1] a apporté des modifications substantielles à l’état actuel du droit économique. Elle régule en particulier trois pratiques commerciales entre entreprises en vue d’apporter plus de protection à la partie économiquement la plus faible : (i) l’abus de dépendance économique, (ii) les pratiques de marché trompeuses et agressives, et (iii) l’usage de clauses abusives dans les contrats.
Près d’un an ou plus après son entrée en vigueur[2], la question se pose de savoir comment les Cours et Tribunaux ont pour la première fois fait application de cette loi. Ebauches de réponses dans la présente contribution en ce qui concerne l’interdiction d’abus de dépendance économique et les pratiques commerciales trompeuses et agressives.

L’ABUS DE DEPENDANCE ECONOMIQUE

Dans la loi

L’article IV.2/1 du CDE dispose qu’« est interdit le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position de dépendance économique dans laquelle se trouvent une ou plusieurs entreprises à son ou à leur égard, dès lors que la concurrence est susceptible d’en être affectée sur le marché belge concerné ou une partie substantielle de celui-ci ».
Pour qu’un abus puisse être sanctionné, il faut donc tout d’abord se trouver dans une situation de dépendance économique. La dépendance économique vise une situation dans laquelle une entreprise détient un certain pouvoir de marché lui permettant d’exercer sur ses partenaires une domination relative et d’imposer des prestations et des conditions qu’elle ne pourrait pas imposer sans ce pouvoir de marché, sans pour autant détenir une position dominante.
Mais une situation de dépendance économique n’est en principe pas interdite. Pour être prohibée, elle doit être abusive. Sur cette notion d’abus, les travaux préparatoires précisent qu’est constitutif d’un abus de dépendance économique « tout comportement qu’une entreprise peut mettre en œuvre grâce au fait qu’elle tient précisément son partenaire sous sa dépendance économique »[3].
A cet égard, la loi donne une liste non exhaustive de pratiques pouvant être considérées comme des abus de dépendance économique :

Dans la jurisprudence

La définition donnée par la loi offre l’avantage aux cours et tribunaux de pouvoir considérer d’autres comportements que ceux cités dans l’article IV.2/1 du CDE comme des situations d’abus de dépendance économique.
Ainsi, dans une ordonnance de cessation du 28 octobre 2020, le Président du Tribunal de l’entreprise de Gand a estimé qu’un fournisseur de vêtements pour enfants avait abusé de la dépendance économique d’un de ses clients commerce de détail en mettant fin unilatéralement à leur relation en cours sans préavis et avec effet immédiat, y compris en ne lui livrant pas des commandes alors qu’elles étaient confirmées de longue date pour la collection hiver 2020, et ce juste avant le début de cette saison.
Le Président a en effet estimé qu’un refus de vente abusif et une résiliation anticipée par un fournisseur constituent un abus de dépendance économique interdit par l’article IV.2/1 du CDE, ou à tout le moins une pratique du marché déloyale, lorsque l’acheteur n’est pas en mesure de trouver un autre fournisseur à court terme et que le comportement du fournisseur s’inscrit dans une stratégie plus large visant à pousser l’acheteur hors du marché[4]
Il s’agit de la première application de l’interdiction d’abus de dépendance économique dans la jurisprudence belge.

LES PRATIQUES DE MARCHE TROMPEUSES ET AGRESSIVES ENTRE ENTREPRISES

Dans la loi

Les articles VI. 105 à VI. 109 répriment de manière générale les pratiques trompeuses, en ce compris les omissions trompeuses entre entreprises. Le contenu de ces articles est quasi identique aux articles VI. 97 et VI. 99 relatifs aux pratiques du marché trompeuses à l’égard des consommateurs.
Ainsi, l’article VI. 105 répute par exemple trompeuses toute activité de marketing concernant un produit, y compris la publicité comparative, créant la confusion avec un autre produit, marque, nom commercial ou autre signe distinctif d'un concurrent, le non-respect par l’entreprise d’engagements contenus dans un code de conduite, ainsi que la communication d’éléments dénigrants à l’égard d’une autre entreprise, de ses biens, de ses services ou de son activité.
Les dispositions relatives à l’interdiction des pratiques de marché agressives entreprises sont prévues aux articles VI. 109/1 à VI.109/3 du Code de droit économique. Est ainsi interdite toute pratique replacée dans son « contexte factuel » qui « altère ou est susceptible d’altérer de manière significative, du fait du harcèlement, de la contrainte, y compris le recours à la force physique, ou d’une influence injustifiée, la liberté de choix ou de conduite de l’entreprise à l’égard du produit et, par conséquent, l’amène ou est susceptible de l’amener à prendre une décision relative à la transaction qu’elle n’aurait pas prise autrement » (art. VI. 109/1 du CDE).
Pour déterminer si une pratique commerciale est agressive, l’article VI. 109/2 du Code de droit économique énonce une série de circonstances dont il faut tenir compte[5]. La loi ne requiert cependant pas de prouver que la liberté de choix ou de conduite de l’entreprise a effectivement été altérée, ni que l’entreprise a effectivement pris une décision qu’elle n’aurait pas prise autrement, mais bien prouver qu’un tel risque est réel[6].

Dans la jurisprudence

Dans le courant de l’automne 2020, le Président du Tribunal de l’entreprise de Liège a rendu deux ordonnances relatives à l’interdiction de pratiques déloyales entre entreprises.
Dans la première, après avoir rappelé la définition d’une pratique commerciale trompeuse au sens de l’article VI. 105 du CDE et celle d’une pratique commerciale agressive au sens de l’article VI.109 du CDE, il a estimé qu’il appartenait à RGF (le groupe de courtiers en assurances ayant intenté l’action en cessation) d’apporter la preuve d’une telle pratique et que cette dernière n’établissait pas la communication d’informations trompeuses ou erronées, ni l’usage d’une influence injustifiée. En outre, il a estimé qu’il n’était pas prouvé que les pratiques critiquées avaient eu un effet (potentiel) sur la décision des entreprises concernées (les médecins).
En l’espèce, le CHC (groupe actif en matière de soins de santé en région liégeoise) menait une réflexion quant à l’opportunité de conclure une police d’assurance RC professionnelle collective pour l’ensemble des membres de son personnel, en remplaçant des polices individuelles souscrites par chacun des médecins. En vertu du code de déontologie médicale, la souscription d’une assurance RC professionnelle est une obligation.
Ce qui était reproché à la partie défenderesse, le CHC, était d’avoir :

Dans la deuxième ordonnance et dans un contexte similaire, le Président a cependant estimé qu’un médecin enfreignait la prohibition de pratiques trompeuses entre entreprises en envoyant une lettre à un collège médecin, dans l’intention de le convaincre de ne plus prescrire un certain test médical. Il ajoute qu’une telle lettre est une publicité comparative interdite et que de la sorte, le médecin commet aussi un acte de dénigrement de sorte que l’article VI. 104 du CDE est violé[8].

 


Jusqu’à ce jour, peu de décisions ont été rendues en la matière. Nul doute que la jurisprudence future permettra d’affiner l’interprétation qu’il y a lieu de donner aux trois pratiques commerciales entre entreprises que régule le Code de droit économique, tel que modifié par la loi du 4 avril 2019.

 

Charline JANS

 

 


[1] M.B., 24 mai 2019

[2] La loi du 4 avril 2019 est entrée en vigueur de manière différée, à savoir que les dispositions relatives aux pratiques de marché trompeuses et agressives entre entreprises (art VI. 105 à VI. 109/3 du Code de droit économique) sont entrées en vigueur le 1er septembre 2019, les dispositions relatives à l’abus de dépendance économique (art. I.6 et IV.2/1 du Code de droit économique) le 1er juin 2020 et enfin celles relatives aux clauses abusives dans les contrats entre entreprises (art. VI.91/1 à VI.91/10 du Code de droit économique) le 1er décembre 2020.

[3] Proposition de loi modifiant le Code de droit économique en ce qui concerne l’abus d’une position dominante significative, amendements, Doc. parl., Chambre, n° 54-1451/003, p. 12.

[4] Ondernemingsrechtbank Gent, 28/10/2020, A/20/02490. Pour un commentaire de cette ordonnance, voy. S. COLAERS, “De eerste toepassing van het nieuwe verbod op misbruik van economische afhankelijkheid is een feit. Een beoordeling”, RDC-TBH 2021, nr. 4, 518-527

[5] Avant la modification de la loi, de telles pratiques ne pouvaient être sanctionnées que par le recours à la norme générale prévue à l’article VI.104 ou par des mécanismes de droit commun propres au droit des obligations tels que la nullité pour dol ou violence.

[6] D. PHILIPPE en G. SORREAUX, “L'abus de dépendance économique, les clauses abusives et les pratiques du marché déloyales entre entreprises : premiers regards sur la loi du 4 avril 2019”, HOR 2019, nr. 131, p. 49.

[7] Tribunal de l'entreprise Liège, 29/09/2020, RDC-TBH 2021, nr. 4, 493-497.

[8] Tribunal de l'entreprise Liège, 17/11/2020, RDC-TBH 2021, nr. 4, 498-503.

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